Définir nos valeurs d’entreprise: comment nous les avons rendues concrètes

Comment passer de principes fondateurs, à des valeurs écrites puis à des pratiques vécues?

Fabien Dussaucy
10 min readJul 29, 2022

En 2021, Alenia n’avait que 2 ans d’existence mais comptait déjà près d’une quarantaine de collaborateurs. Chacun des employés avait été coopté, partageait des principes forts et une culture commune. Mais en continuant à doubler de taille chaque année, Alenia prenait le risque de diluer cette culture qui la rendait unique. Le moment était venu de formaliser des valeurs pour consolider les fondations et grandir sereinement.

Aujourd’hui, après d’intenses mois de réflexion, les équipes d’Alenia ont rédigé des valeurs qui leurs ressemblent et qu’ils affichent fièrement. Voici l’interview d’Aimery, un des fondateurs, qui nous raconte le parcours d’Alenia pour passer de principes fondateurs, à des valeurs écrites puis vécues.

Chez Alenia, vous vous présentez comme une entreprise différente, qu’est ce qui vous a poussé avec les autres fondateurs à construire Alenia de cette manière là?

Aimery : Alenia est au carrefour de 3 industries: la finance, le conseil et les ESN. Ces 3 industries sont relativement connues pour valoriser le profit et assez peu les valeurs humaines.

Avec les cofondateurs, quand nous avons décidé de quitter nos entreprises et fonder Alenia, c’était avant tout parce que nous n’étions plus alignés avec leurs modes de fonctionnement. Après de longues années dans des grands groupes financiers et des ESN, le décalage devenait trop important.

Le débat sur notre “Pourquoi” est arrivé très vite lors de la création. Beaucoup de nos pairs dans les cabinets de conseil nous expliquaient qu’ils s’étaient avant tout lancés dans l’aventure pour des raisons financières. C’est une motivation que je respecte totalement mais qui n’était pas alignée avec nos besoins. Après des années de frustration dans des grands groupes, nous souhaitions avant tout pouvoir nous regarder chaque matin dans la glace et être fiers de ce que nous avions construit. Cela peut sembler naïf, mais fondamentalement cela change beaucoup de chose.

Est ce que tu aurais quelques exemples à me donner?

Aimery : Par exemple, cela signifie être entourés de personnes qui nous font briller les yeux et donc créer un écosystème où les pépites du secteur peuvent nous rejoindre et s’épanouir. Le secteur de la finance et du conseil sont sous tension actuellement, les meilleurs profils sont très courtisés. C’est pourquoi dès le début nous sommes allés vers un modèle très collaboratif sans recruteurs, sans commerciaux, et globalement très horizontal. Les activités managériales sont très décentralisées et chacun s’investit dans des activités internes, en fonction de ses envies, de sa disponibilité, etc…

Cela signifie aussi faire tomber le masque professionnel entre nous fondateurs et avec les collaborateurs. Arrêter de jouer des rôles et s’accepter telle que nous sommes, sous toutes les dimensions, professionnelles et personnelles: accepter nos émotions et rester authentiques.

Comment vous vous y êtes pris pour les formaliser?

Aimery : Donc lorsque nous avons commencé l’exercice, nous avions à cœur de ne pas faire quelque chose de bullshit quitte à devenir tranchant.

Au final, cela nous a pris 2 ou 3 mois, il y a eu un gros travail sur la formulation et la synthèse, car nous étions arrivés à 7 valeurs et cela faisait trop.

L’exercice était rétrospectivement très riche, car le résultat ne ressemblait pas du tout à ce qu’il aurait été si on l’avait mené uniquement entre fondateurs.

Il nous aura permis par exemple de suspendre le recrutement d’un 4e associé, car il y avait un désaccord manifeste sur 2 des valeurs que nous formalisions.

A quoi ressemble le résultat final?

Aimery : Dans l’industrie, les valeurs sont très souvent formalisées sous la forme d’un mot, un adjectif ou un verbe. Nous n’étions pas à l’aise avec cette approche, car on considérait que cela laissait trop de place à l’interprétation, et nous avons préféré rédiger des phrases.

Le résultat final peut être considéré comme au carrefour d’une définition d’intention et d’un manifesto.

Comment ces valeurs se matérialisent concrètement au quotidien en interne dans l’entreprise?

Aimery : Après la formalisation des valeurs, nous étions très satisfait, mais ensuite pour être tout à fait franc, elles sont un peu tombées aux oubliettes, nous n’en faisions rien.

Le sujet est revenu sur la table grâce à deux éléments, la structuration de nos processus internes et l’émergence des premières tensions.

Avec l’accélération de la croissance, nous avons dû remettre à plat nos processus internes: recrutement, intégration, relation managériale, gestion des objectifs individuels et collectifs. Sur chacun de ces processus, nos valeurs nous ont servi de guide pour s’assurer que nos pratiques étaient bien alignées avec qui nous souhaitions être.

C’est aussi le moment où nous avons commencé à intégrer de plus en plus de personnes qui n’étaient pas là depuis le début, et que nous avons dépassé la barre des 50 personnes. C’était le début des premières tensions internes, des jalousies. On commençait à reproduire des anti patterns que l’on trouvait dans nos anciennes structures. Nos valeurs nous ont servi de garde-fou pour recadrer ces comportements.

Aujourd’hui, il ne se passe plus une journée sans que j’aborde le sujet valeur : c’est le socle de notre collaboration, notre boussole au quotidien.

La mise en place des OKR a aussi été un bon déclic pour l’intégration de nos valeurs dans l’entreprise. En comparant nos objectifs d’entreprise avec les valeurs que nous avions formalisées, nous nous sommes rendus compte que certaines valeurs n’étaient pas intégrées. Nous avons alors modifié nos objectifs d’entreprise en conséquence.

Et avec vos clients?

Aimery : Avec nos clients et partenaires, c’est parfois une vraie difficulté, car on vient s’immerger dans des mondes qui sont parfois assez éloignés des nôtres. Il est beaucoup plus simple d’avoir des valeurs fortes quand on est une entreprise de la tech, relativement tournée vers elle même que dans une entreprise de conseil, où la quasi totalité des collaborateurs sont chez leurs clients. Cela nécessite forcément de la finesse et du doigté, car on ne peut pas imposer nos modes de fonctionnement à nos partenaires.

Plus concrètement, dès les premières rencontres, nous partageons nos valeurs avec nos clients. Bien sûr, nous sommes conscients qu’un slide sur les valeurs a très peu d’impact, c’est pourquoi nous nous attachons à les démontrer par nos paroles et par nos actes.

Par exemple, une de nos valeurs fortes est d’accepter les personnes avec leurs émotions, même dans le monde professionnel. Très rapidement avec nos partenaires, nous construisons de vraies relations de partenariat, loin des intérêts financiers. On pourrait la qualifier d’amitiés professionnelles. Il est de plus en plus fréquent d’échanger sur des canaux et des horaires non professionnels, et d’arriver sur des sujets personnels. C’est de l’entraide, au-delà du cadre de la mission.

L’humilité est par exemple une de nos valeurs très fortes. Là où d’autres cabinets de conseil peuvent avoir une approche très “professorale” ou “conceptuelle” nous privilégions beaucoup plus une posture basse davantage basée sur l’écoute.

Le livre Getting Naked de Lencioni a eu un impact important chez vous, car il donne des illustrations concrètes des comportements que vous souhaitez mettre en place. Il présente par exemple 3 peurs que les consultants devraient dépasser :

  • peur de perdre le business
  • peur d’être embarrassé
  • peur de se sentir inférieur

Quelle est la peur qui t’a le plus parlé? quelles sont les comportements qui te touchent personnellement?

Aimery : De mon histoire, et de ma personnalité, la peur d’être inférieur est l’élément qui me parle le plus. C’est le syndrome de l’imposteur, qu’on retrouve aussi beaucoup chez nos consultants. Une grande majorité d’entre eux ne viennent pas du monde du conseil et donc il arrive qu’ils ne se sentent pas légitime dans leur nouveau positionnement.

Pour tout avouer, sur les 2 premières années, nous étions pour moi assez proches de l’imposture, mais nous étions toujours très transparents et humbles vis à vis de nos partenaires. Nous n’avons jamais prétendu être qui nous n’étions pas. Nous avons eu de très gros contrats très vite, qu’il a fallu assumer, alors que nous n’étions objectivement pas tout à fait prêts. Notre relation avec nos clients/partenaires nous a beaucoup aidé car ils étaient très tolérants.

Avec le temps, nous avons appris ce qu’il nous manquait pour gagner en maturité sur la dimension conseil, tout en gardant une posture humble.

Dans les 3 premières années d’Alenia qu’est ce que tu aurais fait différemment si tu avais lu le livre plus tôt? Est ce que tu aurais abordé différemment les débats sur les valeurs?

Aimery : Lors de nos discussions en interne suite à la lecture du livre, nous nous sommes rendus compte que nous avions fait beaucoup de choses dans le bon sens, mais sans le savoir, sans l’avoir conscientisé.

Le livre nous aurait surtout permis de nous sentir moins seuls. J’avais un grand sentiment de solitude, lorsque je partageais sur nos valeurs et nos pratiques auprès de nos partenaires ou de nos compétiteurs. Je ne trouvais aucune autre entreprise qui fonctionnait de cette manière, j’avais l’impression d’être orthogonal au marché et que nous avions un problème. Je pense que j’aurais assumé plus tôt notre différence.

Par exemple, le fait de construire des relations durables non financières, on le faisait déjà, de même que l’importance accordée à la transparence, l’authenticité, les émotions…

Après la lecture de ce livre, qu’est ce qui va changer chez Alenia? En quoi ce livre devient structurant pour votre activité?

Aimery : Je dirais gagner en transparence sur nos échecs avec les clients. C’est assez lié au syndrome de l’imposteur, mais nous avions et nous avons toujours des difficultés à admettre et partager nos échecs avec le client.

Plus largement, ce livre nous permettra de systématiser des pratiques intuitives que nous déployons au cas par cas, selon la sensibilité et la maturité des consultants.

Le livre va être structurant dans notre croissance pour s’assurer que notre projet est compris et digéré. Nos valeurs aujourd’hui c’est “1 slide avec 5 phrases”, mais ce livre, via la force du récit, donne une illustration très vivante de comment nous souhaitons travailler. Toute personne qui nous rejoint pourra lire ce livre lors de son intégration et mieux comprendre notre culture.

Avec la croissance de nos effectifs, nous aurions pu penser qu’un modèle organisationnel plat avec peu de rôles hiérarchiques forts ne pourrait pas fonctionner. Mais je suis aujourd’hui de plus en plus convaincu qu’il existe une voie différente.

Je suis aussi maintenant convaincu que passer du temps à travailler et formaliser ses valeurs est un investissement qui contribue directement au résultat économique de l’entreprise. Ce n’était pas le cas, il y a encore 1 an.

Quel message passerais-tu à tes clients et partenaires suite à cette discussion sur les valeurs?

Aimery : Je leur dirais d’être eux même dans leur relation à leur hiérarchie et à leur collaborateurs, de rester authentique. Notre société est basée sur les masques, les apparences et les postures. Quand on fait tomber ces masques, je constate que cela déclenche une réaction presque magique: beaucoup de satisfaction et d’apaisement.

Je suis intimement convaincu qu’il y aurait beaucoup moins de conflits en entreprise si on avait plus de transparence et d’authenticité dans nos échanges professionnels.

Cela entraîne d’ailleurs une certaine difficulté, car aujourd’hui peu d’entreprises fonctionnent de cette manière là, et nous avons très peu de partenaires avec qui échanger pour progresser autour de nos valeurs.

2 questions bonus pour conclure nos échanges:

De nombreuses entreprises ont rédigé et partagé leurs valeurs. Quelles sont les entreprises qui t’inspirent le plus?

Aimery : Tout d’abord Zappos qui a partagé son histoire dans delivering happiness.
Sa capacité à construire une entreprise autour d’un cœur fort m’a marqué, même si je n’avais pas saisi son importance au moment où je l’ai lu.

Brio pour nous avoir fait découvrir cet ouvrage.
Ils ont réussi à ancrer ces concepts d’empathie, d’authenticité et d’empowerement de manière très concrète dans leurs modes de fonctionnement. Je suis très impatient d’approfondir notre partenariat.

Comme tu le disais en introduction, le monde de la finance a des valeurs assez éloignées de celles d’Alenia. Est ce que ça ne devrait pas pousser Alenia à se développer ailleurs?

Aimery : Totalement, c’est un sentiment qui m’anime depuis quelques mois maintenant. Nous développons activement des nouveaux partenariats hors de la finance. Mais pour le moment je ne vois aucun secteur dont les valeurs seraient intrinsèquement plus vertueuses. J’ai l’impression que c’est davantage au niveau de chacune des entreprises que la magie s’opère, ou non.

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Fabien Dussaucy

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